Les processus cognitifs sont particulièrement actifs dans l’émergence des situations de conflits. Même lorsqu’ils ne sont pas à l’origine du conflit (conflit structurels ou conflits liés à la tâche), ils peuvent être de puissants catalyseurs. C’est ce que nous proposons de découvrir dans ce nouvel article.

Éveiller la conscience de nos biais cognitifs

Nous sommes tous porteurs de nos propres systèmes de pensée, de nos propres perceptions du monde et des relations humaines. Avec notre singularité, nous appréhendons ainsi chaque situation en toute subjectivité.

Nos processus cognitifs nous guident dans l’interprétation des situations que nous vivons. Avec notre expérience du vivant et nos croyances, qu’elles soient morales, religieuses ou sociales, nous construisons des « raccourcis de pensée » qui nous permettent de faire un tri très rapide dans toutes les informations que notre cerveau gère en très peu de temps.

Selon le concept de « rationalité limitée » emprunté à l’économiste américain Herbert Simon, l’être humain n’est pas capable d’appliquer une analyse rationnelle, logique, détaillée et approfondie aux situations qu’il vit. Pour faire face à cette incompétence intrinsèque à chaque être humain et aux impératifs de décision et d’action, notre cerveau développe un système rapide et intuitif qui fonctionne sur la base de règles simples et facilement accessibles : « Les heuristiques de jugements ».

Les heuristiques de jugement

Ce sont des raccourcis de pensée, construits sur la base de notre expérience et/ou de nos croyances, connaissances, valeurs, qui nous permettent de traiter les informations qui nous parviennent, et agir sans passer par une (impossible) analyse approfondie des informations de la situation.

Bien que ces heuristiques de jugement soient de formidables facilitateurs de compréhension et d’action, ils sont aussi (et surtout) composés de « biais » qui nous font percevoir les situations à travers un nombre infiniment petits d’informations.

L’humain n’est pas (toujours) conscient des limites de sa propre rationalité et aime faire état de la toute-puissance de sa « logique », et donc de sa rationalité.

Lorsque deux humains, A et B, confrontent leur rationalité à propos d’une situation qui les concerne en tant que partie prenante et qu’ils arrivent à des résultats différents, ils ne peuvent qu’en conclure que l’analyse « adverse » est erronée.

Deux possibilités se présentent à lui :

1 : L’analyse de B est déficiente en termes logiques car seule l’analyse de A est valable. A va s’employer à convaincre B (et vice-versa) que son cadre de référence est le meilleur ;

2 : B n’est pas rationnellement déficient (son analyse est juste) mais il est biaisé dans son analyse par des motifs que A estime subjectivement moins louable.

Le réalisme naïf

C’est ce que Lee Ross nomme le « réalisme naïf ». Il s’agit d’une croyance en son propre cadre de référence comme étant le seul cadre de référence possible dans une situation entre au moins deux partie-prenantes.

Plus les gens sont en désaccord avec une position, plus ils pensent que les tenants de la position adverse sont biaisés par des motivations personnelles (ou des croyances). C’est ce qui donne lieu à la spirale conflictuelle.

Le biais de confirmation d’hypothèse

Nous avons tendance à privilégier les informations qui confirment nos attentes au détriment de celles qui tendent à les infirmer. Nous avons également tendance à surestimer l’incompatibilité de nos positions respectives par ces biais de comportement d’hypothèses qui vise à accorder au comportement de la partie en conflit la confirmation de notre désaccord.

L’égoïsme réactif

Les parties cherchent à contrecarrer les comportements de leurs adversaires avant même que ceux-ci les aient réalisés. C’est ce qu’on appelle l’égoïsme réactif. Ce sont les attentes négatives qui influent sur le comportement.

L’avalanche de comportements négatifs entraine la mise en œuvre du principe de réciprocité qui ne fait qu’accentuer les clivages par des comportements identiques.

L’autoréalisation de la prophétie

La concrétisation de cette escalade de comportements négatifs se traduit par un phénomène « d’autoréalisation de la prophétie », c’est-à-dire que la surestimation du conflit entre A et B se matérialise au fil des comportements négatifs déployés par l’égoïsme réactif.

Cet ensemble de séquences tend à rendre difficile l’identification du micro évènement déclencheur du conflit et donne lieu à des perceptions biaisées de la séquence conflictuelle. C’est le piège à éviter pour tout observateur qui doit davantage se consacrer à identifier les enjeux des parties prenantes qu’à s’attarder à la préconception de leurs positions.

Les situations de conflits se caractérisent principalement par la perception que les parties se font du conflit. Elles tendent, par ces biais, ces hypothèses et cet égoïsme à créer le conflit et lui donner de l’ampleur au lieu de le résoudre.

Dans chaque situation conflictuelle nous retrouvons trois bonnes raisons pour que le conflit puisse exister :

1 : Une situation est abordée avec des perspectives différentes et proches à chaque partie prenante,

2 : Chaque partie prenante détient une somme d’informations qui diffère d’une partie à l’autre

3 : Chaque partie prenante souhaite conserver une image positive d’elle-même.

L’illusion d’introspection

Si le cadre de référence est un élément essentiel à la compréhension des situations de conflits, il doit être complété par l’ensemble des pensées, des sentiments, des motivations, du contexte, etc. L’illusion d’introspection provient de l’intention louable de l’émetteur du comportement négatif (mentir pour préserver) qu’il manque au récepteur de ce même comportement. L’émetteur pense, à tort, que le récepteur est en mesure de percevoir cette introspection.

L’illusion de transparence

De la même façon, nous avons tendance à croire, toujours à tort, que les récepteurs de nos comportements ont la capacité de percevoir nos états internes et plus généralement l’ensemble des informations contenues dans nos comportements.

Ce qui est juste

Nos systèmes subjectifs se retrouvent également bousculés dans l’appréhension de la notion de justice et de justesse, dans ce qui est « juste à nos yeux ».

Le concept de justice n’a rien d’objectif, comme bon nombre de concepts que nous pensons rationnel et partagés par tous. La notion de justice dépend aussi de nos points de vues, de nos perceptions, de nos engagements, de nos intérêts. Ce qui est juste peut être traité par la notion d’égalité (1 pour 1), d’équité (ce que chacun a apporté) ou de besoin (répondre aux besoins de chacun).

Comme le soulignent Babcock et Loewenstein en 1997, « la perception qu’à chaque partie de ce qui est juste est directement influencée par la position qu’elle occupe ». Pour les auteurs, « même lorsque les parties possèdent exactement le même niveau d’information, elles arriveront à des conclusions différentes sur ce qu’est censé représenter un accord juste ».

Les phénomènes d’amplification

L’escalade de l’engagement caractérise des situations dans lesquelles des personnes prennent des décisions qui mettent en évidence un ou plusieurs échecs, persistent dans leurs comportements.

Dans un conflit, même si les parties prenantes comprennent qu’elles sont en situation vulnérable, ou d’échec, elles auront du mal à faire machine arrière. Cette difficulté est d’autant plus grande que les moyens engagés jusque-là sont importants.

A contrario, plus la perception de cette escalade est anticipée, plus il sera facile d’y mettre un terme.

L’aversion à la perte

L’aversion à la perte est un puissant déterminant du comportement. En effet, nous éprouvons plus de colère à perdre un billet de 500 euros que de joie à en gagner un.

L’aversion à la perte favorise également l’émergence des comportements plus ouverts à la prise de risque avec des options plus ou moins agressives.

La dévalorisation réactive

Dans le cadre de perception de situations à somme nulle (ce que je gagne, tu le perds et inversement), les parties envisagent les propositions de la partie adverse sous l’angle de l’heuristique de jugement associé au gain à somme nulle : si la partie fait cette proposition, c’est qu’elle doit lui permettre de remporter la partie.

La dévalorisation réactive caractérise cette perception.

Les pistes pour éviter ces catalyseurs

Comme nous l’avons vu dans cet article, nos biais cognitifs, nos cadres de référence, nos comportements, nos interprétations sont au cœur des situations conflictuelles.

Il nous faut être conscients de ces mécanismes pour accompagner au mieux les parties en conflit et leur permettre d’éviter les phénomènes d’amplification et d’escalade.

C’est bien souvent en créant une troisième voie que nous permettons aux parties prenantes d’étudier un nouveau scénario possible dans leur relation.

Puisque la perception de A maintien le conflit et que la position de B le maintien aussi, il ne reste plus qu’à A et B de s’engager dans une voie C qui veillera à créer les conditions d’une issue positive pour chaque partie.